Le Docteur OUTEL BONO
« Notre Temps » n° 547 du 18 au 25 février 2014
Dimanche 26 août 1973, le Docteur
OUTEL BONO quitte son appartement au 11è Arrondissement, dans le quartier de la
Bastille pour se rendre à la Gare du Nord (Paris) afin d’honorer un
rendez-vous. Il emprunte la rue de la Roquette où est garée sa DS 21. Il était
9h30. Au moment de démarrer, un Blanc s’approche de lui et dégaine… Deux coups
de revolver retentissent avant que l’assassin, probablement un certain Léon
HARDY, ne prenne la fuite à bord d’une 2 CV. Atteint de deux balles de 9 mm
dans la tête, OUTEL BONO succombe sur le champ, à la fleur de l’âge. Marié et
père de trois (3) enfants, il était âgé de 39 ans.
A N’djaména, un pavillon de
l’«Hôpital Général de Référence Nationale» (HGRN) porte son nom. La rue qui
jouxte le «KEMPINSKI HOTEL» côté Est à N’djaména est baptisée «Avenue Dr OUTEL
BONO». En janvier 2011, je reçus des mains du Président de la République du
Tchad, un témoignage en son honneur composé d’un Trophée du Cinquantenaire et
d’une attestation le citant parmi les 50 nominés ayant rendu des services
mémorables à la Nation tchadienne. En France, le trentième anniversaire (2003)
de sa mort a été commémoré par une gigantesque manifestation organisée par
l’association «Survie» et au cours de laquelle une correspondance a été
adressée à la Mairie de Paris par des habitants du 11ème
Arrondissement, demandant de débaptiser la «Rue de la Roquette» en «Rue Dr
OUTEL BONO». En août 2013, des manifestations commémorant le 40è anniversaire
de sa mort se sont déroulées à Paris, dont des marches et des conférences. Et
pourtant, le médecin reste aujourd’hui très peu connu par les Tchadiens. Au
fait, qui est le Docteur OUTEL BONO ?
Né en 1934 à
Kokaga, un village Tounia dans le district de Fort-Archambault (Sarh), NANA
OUTEL est le fils de BONO TCHIRA DJAINA et de DAÏKO. Son père s’installe à
Fort-Lamy (N’djaména) où il travaille comme maçon aux Travaux Publics. Le petit
OUTEL est inscrit à l’ «Ecole du Centre» de Fort-Lamy en 1940. En
1946, un télégramme en provenance de la France demande l’acheminement de Outel
BONO et de Louis VERTU pour la métropole, au regard de leurs résultats
scolaires remarquables. Outel entre en 6ème à Bordeaux puis poursuit
ses études à Périgueux et Cahors et, en 1953, à la Faculté Mixte de Médecine et
de Pharmacie de Toulouse et en sort avec un doctorat, major de sa promotion.
Mais son parcours ne se limite pas seulement aux études.
En contact,
dans les milieux universitaires, avec des éléments progressistes qui avaient
engagés une campagne contre le colonialisme français pour une indépendance
immédiate en Afrique, OUTEL se distingue déjà par des prises de position
vigoureuses et farouchement nationalistes. Brillant orateur, ses camarades le
prennent plus pour un étudiant en sciences politiques ou en droit que pour un
futur médecin. Il devient alors un militant de base très influant dont les avis
et les conseils sont très écoutés.(1)
Les Tchadiens
ont l’occasion de connaître ce jeune militant en 1957. Cette année-là, en
effet, il prend ses vacances dans son pays natal. Pas uniquement pour revoir
ses parents ou se reposer, mais pour alerter le peuple dont l’avenir se joue
précisément à cette époque (la «loi-cadre» de Gaston Defferre venait d’être
votée). OUTEL va de ville en ville, tenant des conférences, prenant des
contacts. A l’auditoire, très souvent à la recherche de lui-même, le jeune
étudiant apporte un grand soutien moral, d’autant plus qu’il a l’audace
d’acculer le colonialisme et l’impérialisme devant les propres défenseurs de la
présence française en Afrique : administrateurs et cadres coloniaux,
notables, hommes politiques locaux qui n’imaginent pas que le Tchad
puisse survivre sans les «Blancs»…Pareilles activités ne vont pas sans
problèmes car l’administration de l’époque tente par des moyens divers de
limiter les déplacements.(2)
En France,
parallèlement à ses études de médecine, il mène toujours une vie politique
intense et, à ce titre, fait partie de plusieurs délégations de la «Fédération
des Etudiants d’Afrique Noire en France» (FEANF) à l’étranger. Il participe à
la conférence des partis politiques africains de 1958 à l’Assemblée nationale
française. Outel BONO était alors dans la délégation du Parti Africain de l’Indépendance
(PAI) qui, dans un souci de concession, préconisait l’autonomie interne. Mais
les grands ténors africains du «Rassemblement Démocratique Africain» (RDA) ont
exclu les représentants du PAI, les qualifiant de «communistes»…(3).
En 1959-1961,
Outel Bono fait un séjour de deux ans en Tunisie. Interne à Sousse puis à
Tunis, il aura l’occasion de travailler prés de la frontière algérienne et y
nouera de solides amitiés avec des nationalistes algériens. Il avait une
admiration sans limite pour la révolution algérienne, «exemple d’une
indépendance réelle»(4). Il avait aussi une admiration lucide pour
Mao Tsé-Toung qu’il a rencontré au cours d’un véritable «pèlerinage» en Chine
avec la FEANF. Il en était revenu persuadé qu’il y avait là, pour l’Afrique, un
autre exemple à suivre, fût-ce en l’adaptant aux réalités africaines.
Ses études
terminées, le jeune médecin décide de rentrer au Tchad en juillet 1962, malgré
la désapprobation de certains de ses compatriotes restés en France et ce, au
regard de la radicalisation du régime. Il prendra alors part, avec d’autres
jeunes cadres notamment Jacques BAROUM, Abdoulaye LAMANA, Georges DIGUIMBAYE,
Adoum Maurice HEL BONGO, au «Congrès de l’Unité» à Fort-Archambault (Sarh) du
15 au 20 janvier 1963, congrès dont les conclusions portent les germes de
profondes divergences.
CAMAN BEDAOU OUMAR, Photo: Djek.fr |
L’année 1963
sera pleine de rebondissements pour le Tchad. En effet, le 22 mars, plusieurs
personnalités sont arrêtées. OUTEL BONO le sera le 28 mars et en juillet, une
cour criminelle spéciale de justice présidée par le député KODEBRI NAGUE le
condamne à mort avec le député ABBO NASSOUR. L’opinion internationale s’émeut.
Des interventions tous azimuts fusent. En France, la Gauche se mobilise pour
OUTEL et fait pression sur le Président français Charles De GAULLE. Le
Président tunisien HABIB BOURGUIBA intervient également auprès du Président
tchadien François TOMBALBAYE. La condamnation à mort est alors commuée en une
prison à perpétuité et par la même occasion, Abbo NASSOUR échappera à la peine
capitale. OUTEL sera jeté dans les geôles de Baïbokoum puis de Doba, sans
contact aucun avec l’extérieur et interdiction de voir le moindre papier. Le 16
septembre de la même année, éclatent des émeutes sanglantes à Fort-Lamy.
Il recouvre la
liberté en 1965. En janvier 1967 s’est tenu dans la capitale, le congrès du
«Parti Progressiste Tchadien», section du «Rassemblement Démocratique Africain»
(PPT/RDA), le parti du Président TOMBALBAYE. Toutes les avances discrètes
faites en sa direction sont courtoisement repoussées, le Dr Bono refusant d’y
participer.
Affecté à
Abéché, il profite de l’occasion pour prendre contact avec le dirigeant du
Front de Libération Nationale du Tchad (FROLINAT) IBRAHIM ABATCHA à travers
MAHAMAT TERAP (décédé en 2013).
Très vite, il
s’en détournera à cause de ses divergences avec le mouvement, déplorant le
mépris de l’organisation vis-à-vis des cadres, jamais contactés quand bien
même, ils sont opposés à la politique du gouvernement. Mieux : «j’ai vu
les rebelles brûler des écoles et des hôpitaux, enlever des centaines de bovins
arrachés aux éleveurs, brûler les camions des transporteurs, tuer des paisibles
paysans. C’est cela, la révolution ?» Le Dr Bono reprochait enfin au
FROLINAT ses tendances trop islamiques qui ne pouvaient que diviser le Tchad(5).
Rappelé à
Fort-Lamy, il assume avec compétence ses nouvelles fonctions de Directeur de la
Santé publique et semble ne s’intéresser que de loin à la politique. Jusqu’en
1969, année où il participe à différentes conférences au Centre Culturel
Tchadien. En mai, il est de nouveau arrêté pour avoir tenu des propos
«malsains» au cours d’un débat : «Chaque année, on nous apprend que la
production du coton augmente… Il serait plutôt intéressant de savoir si, dans
le même temps, le niveau de vie du paysan tchadien connaît cette hausse…»(6)
«Diffamation,
propos incitant à la sédition, atteinte à la sureté intérieure et extérieure de
l’Etat» : le Dr Bono est condamné, en juin, à cinq (5) ans
d’emprisonnement. En août, il est de nouveau libéré et reprend ses fonctions en
qualité de Directeur de la Santé
publique(7).
En juillet
1972, profitant de ses congés en France, il suit des cours de recyclage à
l’Hôpital «La Pitié Salpêtrière» et par la même occasion s’active à la création
d’un mouvement politique, le «Mouvement Démocratique de Rénovation
Tchadienne» (MDRT). Son manifeste commence par cette citation à caractère
philosophique : «La dignité des hommes commence après la satisfaction des
besoins élémentaires, dans l’effort pour atteindre le plein épanouissement de
l’être, c’est–à–dire dans l’accomplissement de son véritable devoir de
citoyen et le respect de la dignité individuelle et collective» et d’inviter
les Tchadiens à rejoindre le MDRT pour «imposer le changement radical
qu’exigent les intérêts du pays» .(8)
Le 27 août
1973 soit un (1) jour après sa mort, le PPT/RDA est dissout à l’ouverture de
son dernier congrès pour faire place au « Mouvement National pour la
Révolution Culturelle et Sociale » (MNRCS). Dans son discours de clôture,
le Président de la République, Secrétaire Général du MNRCS qui vient de changer
de nom, N’GARTA TOMBALBAYE, a fait une mise au point relative au décès du Dr
BONO suite aux « informations
tendancieuses et erronées d’une certaine presse selon lesquelles le régime de
Fort-Lamy serait responsable de l’assassinat du Dr BONO. « Nous ne sommes pour rien dans cet assassinat
affreux et sauvage que nous condamnons » a déclaré le Chef de l’Etat. Il a en outre rappelé à la presse que le
Dr BONO n’était pas en stage à Paris. Il était directeur de la Santé Publique
du Tchad, il est vrai, mais il a quitté le pays depuis deux (2) ans sans
laisser d’adresse. La Fonction Publique avait continué néanmoins à payer son
salaire à sa famille restée à Fort-Lamy, jusqu’au départ définitif de ses
enfants (pendant les congés de Pâques) et de sa femme (en juin dernier) » ».
(9)
N’eut été la
disparition du Dr BONO, le MNRCS et le MDRT allaient naître à quelques jours
d’intervalle. Le Député ALI GOLHOR alors
Président de l’Association des Etudiants Tchadiens en France (ASETF), déclare
qu’un meeting a été organisé par l’ASETF face à la situation politique
décadente au Tchad et au cours duquel le Dr BONO, accompagné de son avocat, a
pris la parole. Une semaine avant son assassinat, BONO l’a invité à son
domicile et lui a annoncé l’envoi par le régime de Fort-Lamy de trois (3)
tueurs dont il lui a fait les portraits robots…
Homme de forte
conviction et de principes, OUTEL BONO est mort pour ses idées dont l’envergure
est au-delà des limites du continent africain. Pierre DJIME ROALNGAR alors
Ministre de la Santé publique et des Affaires sociales, un des techniciens qui
ont le mieux connu Outel, en fait le bref portrait posthume ci-dessous, à
travers les colonnes du journal gouvernemental de l’époque, «Canard
déchaîné» :
«Bono est mort, victime de je ne sais quels
intérêts puisque son assassin n’est pas encore identifié, et le sera-t-il
seulement un jour ? Peu importe, mon propos ici est de dire adieu à mon
compagnon, à mon ami, à un collaborateur.
C’est en janvier 1948 en France que je fis sa
connaissance au Lycée Michel Montaigne à Bordeaux où il m’avait précédé pour
ses études secondaires.
Petit bonhomme audacieux, jovial et malicieux au
jeu, il redevenait, devant les cahiers et les livres, d’un sérieux qui
m’apparaissait hors de proportion avec son âge, avec notre âge. Il n’était pas de ceux qui se suffisaient de
robustes aptitudes intellectuelles pour glaner paresseusement les enseignements
des hommes à travers les temps et les espaces. Il était de la famille des
« bourreaux de travail ». Comme ce travail était exécuté avec une
intelligence qui tenait de l’éclair par son agilité et de l’abîme par sa
profondeur, rien d’étonnant alors qu’il déboucha sur des résultats scolaires
éclatants.
La question avec BONO lorsqu’il se présentait à un
examen, n’était pas de savoir s’il allait réussir. Elle était de savoir à quel
niveau il allait hisser la compétition. Il était l’objet de satisfaction de ses
professeurs et faisait l’admiration de ses condisciples. Aucune discipline
enseignée ne faisait exception à sa puissance d’assimilation. Je lui dois, sous
l’effet de ses railleries amicales, de m’être secoué pour réussir quelques
performances sporadiques et moins générales. C’est en l’observant faire, que
j’ai découvert la valeur du travail sans tricherie.
Ce n’est donc pas par hasard que le compagnon,
l’ami s’est retrouvé vingt ans plus tard le collaborateur lorsque je fus appelé
par le Président de la République François Tombalbaye pour diriger le Ministère
de la Santé Publique et des Affaires Sociales en octobre 1968. Faut-il
rappeler, en effet, que le Docteur Bono fut directeur de la Santé Publique
jusqu’en juin 1972, date à laquelle il s’en alla, sans explications en
France ? Dimanche 26 août 1973, en plein Paris, un inconnu l’a abattu de
deux coups de feu dans la tête.
Repose en paix, cher frère, compagnon et ami, car
tu savais qu’aujourd’hui : «de celui qui tue ou de sa victime, on ne
saurait dire quel est le plus malheureux des deux» ».(10)
CAMAN
BEDAOU OUMAR
N’djaména -
E-mail : obcaman@yahoo.fr
_________________
[1] - 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 - 8 : Extraits de l’article «Le Dr BONO ne gênera plus» par Saleh KEBZABO, -
«Jeune Afrique» n°662 du 15 septembre 1973
«Jeune Afrique» n°662 du 15 septembre 1973
9 – 10 : « Canard Déchaîné » n° 003 du 1er septembre 1973
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